Contre la brigue des postes et l’arbitraire des castes

Les discussions autour de la réforme ou de la suppression de l’École nationale d’administration se poursuivent : il y a quelques jours encore, Anicet Le Pors, ancien ministre communiste de la Fonction publique entre 1981 et 1983, remettait sur le tapis, dans L’Humanité, sa proposition déjà ancienne d’ouverture d’une troisième voie d’accès, réservée aux militants associatifs et aux syndicalistes, à cet antre de la technocratie républicaine. Dans le cadre de ces débats, nous revenions il y a peu sur l’essor, au siècle des Lumières, de la haute fonction publique, florissante dans l’espace germanique et bientôt appelée à se développer sur le reste du continent. La Révolution française, cependant, vient bouleverser cet ordonnancement des rapports entre l’État et ses agents.

Démocratiser la fonction publique ?

Nous avons vu dans le précédent article que la haute fonction publique, correspondant à des charges monnayables et héréditaires, demeurait sous l’Ancien Régime la chasse gardée des 1% de l’époque, une poignée de grandes familles et de personnages puissants, qui surent parfois constituer de véritables dynasties de serviteurs de l’État. Dès le 26 août 1789, avec l’un des premiers grands actes de la Révolution française, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les Constituants proclamaient cependant que « tous les citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et talents ». La vénalité et l’hérédité des offices étaient également abolies. Tout citoyen pouvait donc désormais prétendre, quelles que soient par ailleurs sa condition et sa confession, à ces nouveaux emplois publics que créait bientôt la Révolution en instaurant de nouvelles autorités administratives au niveau des municipalités, des districts ou encore des départements.

DDHC

Cela ne signifie pas que la Révolution ait été étrangère au principe d’une haute fonction publique technocratique. La création d’une élite sociale chargée de l’administration de la chose publique est indissociable du moment thermidorien, qui vit à cet effet la mise en place d’une série d’institutions de réorganisation des savoirs et des carrières, depuis  l’École centrale des travaux publics (future Polytechnique) fondée en 1794, jusqu’à l’Institut national des sciences, arts et lettres de 1795, en passant par les écoles centrales et l’École normale du 9 brumaire an III (30 octobre 1794). Toutes ces institutions eurent vocation, au sortir du régime de l’an II accusé d’avoir favorisé l’anarchie sociale, à réinstaurer des légitimités savantes et littéraires claires, à créer un véritable corps de serviteurs de l’État rigoureusement sélectionnés et formés à cette fin, et à contrôler les carrières de cette nouvelle élite.

ENS

Une défiance fondamentale

Dans l’ensemble, cependant, les révolutionnaires se sont méfiés des fonctionnaires, dont ils craignaient toujours qu’ils ne vinssent instaurer, à divers échelons, le filtre de leur légitimité et de leur pouvoir entre le peuple souverain et ses représentants. Comme le déclarait Saint-Just à la Convention : « Tous les pouvoirs et tout ce qu’il y a d’intermédiaire entre le peuple et vous est plus fort que vous et le peuple ». Telle est la raison pour laquelle les questions concernant le fonctionnement de l’administration représentèrent environ 20% de l’ensemble des dispositions des Constitutions successives de 1791, 1793 et de 1795 !

Pour que la souveraineté s’exerçât pleinement et pour écarter tout risque d’arbitraire administratif, les révolutionnaires instaurèrent tout d’abord le principe d’élection des fonctionnaires : choisis par le peuple, ces derniers peuvent aussi être écartés par lui. Le principe de l’élection interdisait donc en principe aux membres de l’administration de s’ériger en caste séparée de la nation, professionnelle, rémunérée et irrévocable. Selon une logique analogue, l’article 15 de la Déclaration de 1789 confirmait déjà ce principe, en établissant que la société avait désormais « le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». D’autres mesures vinrent imposer une série de contraintes aux fonctionnaires, comme le devoir de résidence sur les lieux d’exercice de leur administration (12 septembre 1791). Cette méfiance fondamentale vis-à-vis de l’administration conduisit même en juillet 1793 le Comité de Salut public à instaurer un Bureau de surveillance de l’exécution des lois, véritable « censeur des fonctionnaires » chargé de s’assurer de la conformité de leur action aux mandements de la nation et aux impulsions politiques de ses représentants.

Le service de l’État devint, de la sorte, non plus un honneur et un privilège jalousement gardé, mais un devoir et une responsabilité. L’importance pratique de ce devoir imposait parallèlement aux autorités révolutionnaires de contrôler d’une main de fer le civisme et la morale politique des fonctionnaires.

CSP

Régénérer l’administration

Sous l’Ancien Régime, la loyauté théorique des serviteurs de l’État était assurée par principe, en vertu de l’attachement universel de chaque sujet à la figure du monarque. Le nouveau contrat social, liant désormais l’individu non plus au roi mais à la nation et à ses intérêts souverains, ne bénéficiait pas immédiatement de la même force symbolique. Aussi fallut-il expliciter cette relation, ce qui se traduisit durant la Révolution par la pratique du serment civique, par lequel les fonctionnaires prenaient obligatoirement, à leur prise de fonction, l’engagement de « maintenir de tout leur pouvoir la constitution du royaume, d’être fidèles à la nation, à la loi et au roi, et de remplir avec zèle et courage les fonctions civiles et politiques qui leur seront confiées ». Lorsqu’en 1793 se généralisa la pratique de la délivrance des certificats de civisme, les fonctionnaires s’y trouvèrent à nouveau soumis, contraints par un décret du 5 février 1793 à produire ce document devant les directoires des départements.

Certificat de civisme

Au-delà de ces garanties, l’enjeu consistait, plus largement, à sélectionner avec justesse le personnel étatique, en peuplant l’administration de citoyens alliant les talents aux vertus. Pour ce qui concerne la sélection des citoyens vertueux, les autorités révolutionnaires prirent en 1792-1793 une série de décisions qui visaient à exclure tous les administrateurs qui avaient correspondu avec des émigrés ou cherché à envoyer à l’étranger leurs enfants mineurs, qui avaient accepté des fonctions publiques dans les territoires français envahis par les armées étrangères, ou qui s’étaient illustrés par leur participation à des groupements ou mouvements contre-révolutionnaires.

Est-ce à dire que la Convention ou le Comité de Salut public auraient accepté de fournir des emplois publics à n’importe quel citoyen, pourvu qu’il soit sincèrement acquis à la cause de la Révolution ? Nous devons ici citer une circulaire du 13 novembre 1793, qui témoigne à la fois de la complète rupture entre les conceptions administratives de l’an II et le régime dominant sous l’Ancien Régime, mais aussi de l’attachement du Comité de Salut public à favoriser des comportements politiquement conformes tout en identifiant, à l’échelle de la République, les individus capables et méritants, portés au service de l’État par leurs qualités personnelles :

« L’ambition des places est la compagne ordinaire de la médiocrité, le véritable talent est modeste ; il s’agit de le rechercher, de le découvrir et de l’employer de la manière la plus propre à opérer le bien commun et individuel.

Les fonctionnaires publics qui sont à la tête du gouvernement révolutionnaire ne peuvent connaître tous les hommes vertueux, tous les patriotes éclairés, tous les citoyens instruits qui se trouvent répandus dans l’étendue de la République. […]

Il est temps que le mérite soit connu, que les véritables talents soient discernés, que le patriotisme pur et désintéressé soit employé. […]

Le Comité de salut public […] sent le besoin de la République pour la commission des subsistances, pour l’amélioration de l’esprit public démocratique, pour l’apostolat révolutionnaire, pour les places administratives, pour les fabrications d’armes, pour les consulats maritimes, pour les relations extérieures, pour le commerce et pour l’amélioration du premier des arts, l’agriculture. […]

Éloignez de ces listes indicatives tous ces hommes froids, égoïstes, ou indifférents à la révolution républicaine. La loi d’Athènes les eût frappés de mort. L’opinion nationale les frappe parmi nous de mort politique.

Éloignez de ces tableaux civiques, formés par l’opinion, ces hommes qui ont incliné vers le fédéralisme et qui ont donné le plus léger regret à la royauté. La République une et indivisible ne peut être bien servie, bien défendue, bien administrée, que par ceux qui l’aiment avec autant de chaleur que de constance ».

En adressant cette circulaire aux Sociétés populaires, Billaud-Varenne, Carnot, Lindet, Barère, Robespierre et Prieur leur demandaient de remplir un tableau des citoyens dignes d’exercer des fonctions publiques, insistant autant sur leur état avant et pendant la Révolution et sur les ouvrages dont ils seraient les auteurs, que sur leurs « actions civiques » et leur « caractère moral ». En agissant ainsi, les représentants du Comité de Salut public entendaient bel et bien fournir à la République un personnel compétent, tout en s’assurant d’éviter le régime de l’opportunisme local et de la brigue des places : le service de l’État devait bel et bien rester un devoir et une responsabilité, presque un don de soi au profit de la chose publique et de l’intérêt général, mais en aucune manière un objet de désir et d’ambition.

***

Les milliers d’adresses à l’État que des citoyens ordinaires rédigèrent en vue d’obtenir un poste dans l’administration témoignent du souci de se conformer à ce discours du civisme et de la vertu. Si ces demandes furent parfois inspirées par des intentions opportunistes, elles témoignent surtout de la nouvelle culture politique instaurée par la Révolution, à laquelle viennent bientôt se substituer les logiques plus rigides et bureaucratique du Directoire et, surtout, du Consulat et de l’Empire. La période révolutionnaire n’en a pas moins contribué à éveiller l’attention citoyenne quant aux excès de l’indépendance des corps administratifs et, plus largement, de tout pouvoir exécutif, produisant ainsi des réflexes et réflexions politiques dont le caractère d’actualité ne s’est pas démenti.

Guillaume Lancereau

Aller plus loin

Vida Azimi, « Les droits de l’homme-fonctionnaire », Revue historique de droit français et étranger, vol. 67, n°1, 1989, p. 27-46.

Déborah Cohen, « Commis et fonctionnaires, entre service du public et droits de l’individu, de 1792 à l’an IV », Annales historiques de la Révolution française, n°389, 2017, p. 101-117.

Catherine Kawa, Les Ronds-de-cuir en Révolution. Les employés du ministère de l’Intérieur sous la Première République (1792-1800), Paris, CTHS, 1996.

Jean-Pierre Machelon, « L’administration sous la Révolution française. Entre l’exécutif et le législatif », a Revue administrative, 44ème Année, n°261, 1991, p. 205-212.

→ Source du certificat de civisme : Archives nationales, F17 1009 C, n°2309.

 

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