Depuis quelques décennies, les « marches exploratoires » se sont ajoutées aux moyens pratiques de réappropriation de l’espace public par les femmes. Encouragées par certains cercles militants, municipalités, associations, ces déambulations consistant à identifier les lieux anxiogènes, favorisant le sentiment d’insécurité des femmes, ont récemment été promues par des universités de France et d’ailleurs, dont les campus peuvent s’avérer propices aux agressions et au harcèlement. Or, l’un des éléments saillants mis en exergue par ces expériences fut l’importance de l’éclairage : ici, des campus trop étendus comprennent de nombreuses zones d’obscurité ; là, des coupures de l’éclairage des communes environnantes privent de lumière les marges de l’espace étudiant, en dépit des activités, notamment festives, qui s’y déroulent. Bien avant ces initiatives de constitution d’espaces « safe », ouverts à tou.te.s et à toute heure, la tombée du jour représentait déjà la venue d’un monde d’ombres et d’inquiétudes, ouvert à tous les fantasmes sociaux. C’est pourquoi l’époque moderne érigea l’éclairage public en enjeu fondamental d’aménagement des villes et de contrôle politique.

L’obscurité du quotidien

En ce siècle des Lumières, les hommes et les femmes vivaient leur quotidien dans un commerce intime avec l’obscurité. Les maisons elles-mêmes ne laissaient pas toujours pénétrer les rayons du soleil : si le recours aux vitres s’était généralisé au XVIème siècle, parallèlement à la pratique d’ouvertures toujours plus nombreuses, certains usages anciens étaient loin d’avoir disparu, à commencer par le papier huilé permettant d’obstruer les fenêtres. L’éclairage intérieur n’avait pas encore fait la place à l’ampoule électrique ou au gaz ; le XVIIIème siècle restait dominé par les lampes à huile et les chandelles de suif – sans compter, bien entendu, les feux de cheminée. Paradoxalement, l’avancée qu’a représentée la multiplication des moyens d’éclairage intérieur n’a cependant pas eu que des conséquences positives, puisqu’elle s’est aussi traduite par un allongement du temps de travail à domicile des ouvriers et des artisans…

Marchand de lanterne

Pour ce qui concerne l’éclairage public, la première rupture est à situer au XVIIème siècle. Dans la ville de Paris, qui concentre alors 400 000 habitants, on craint structurellement le danger des ruelles sombres, tandis que des affaires récurrentes de vol et d’assassinat entretiennent un climat d’inquiétude. Le peuple s’abreuve de récits terrifiants, associés à des heures ou des lieux spécifiques, à l’instar de l’abominable Cour des Miracles, popularisée par Victor Hugo, notamment d’après le récit qu’en fit Henri Sauval au milieu du XVIIème siècle :

« Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues, vilaines, puantes, détournées ; pour y entrer il faut descendre une assez longue pente de terre, tordue, raboteuse, inégale. […] On s’y nourrissoit de brigandages, on s’y engraissoit dans l’oisiveté, dans la gourmandise, & dans toutes sortes de vices & de crimes […]. Les uns sont argotiers ou gueux ; les autres coupeurs de bourse ; les autres voleurs de nuit & de grands chemins »

Il convient donc de réduire les frayeurs liées à la nuit, moment criminogène par excellence. C’est ainsi qu’en 1666 est prise la décision capitale d’illuminer, dès l’année suivante, cette ville objet de toutes les peurs et tous les fantasmes : plus de 2 700 lanternes à chandelle doivent être installées, dans tous les quartiers de Paris, à douze mètres de distance. Ainsi que l’a opportunément rappelé la thèse de Sophie Reculin, la monarchie ne manque pas d’orchestrer à cette occasion la mise en scène de son propre succès, en faisant à cette occasion frapper deux médailles, illustrant le triomphe des lanternes sur les ténèbres de Paris.

Médaille

Quelque trente ans plus tard, l’édit royal du 25 juin 1697, « considérant que de tous les embellissements de Paris il n’y en avait aucun dont l’utilité fût plus sensible et mieux reconnue que l’éclairage des rues, ordonne que, dans les principales villes du royaume, pays, terres et seigneuries, dont le choix serait fait par le roi, il serait procédé à l’établissement des lanternes conformément à Paris ». Une trentaine de villes, de près de 10 000 habitants chacune – d’Aix à Angers en passant par La Rochelle et Metz – doivent désormais calquer leur pratique d’éclairage public sur le modèle parisien.

Persistance de la nuit

Cet édit royal ne vint pourtant pas magiquement mettre fin au règne des ténèbres. Tout d’abord, certaines municipalités refusent ce système pour des motifs fiscaux : la monarchie a exigé de toutes ces villes qu’elles prélèvent une taxe sur les propriétaires afin de financer ce dispositif.

Lanternes Quincampoix

De surcroît, l’illumination des rues est inégale selon les quartiers, et souvent insuffisante. Dans le cas de Rennes, les espaces les plus éclairés sont, en priorité, les lieux de passage – les ponts, la place du Parlement, les abords de la cathédrale – mais aussi les rues accueillant l’élite sociale, parlementaire ou municipale, tandis que les faubourgs Sud demeurent plongés dans le noir. De plus, la lumière demeure souvent trop faible, car la fumée des chandelles au suif tend à noircir les lanternes. Restif de la Bretonne note ainsi dans ses Nuits de Paris de 1788 que « les tristes lanternes munies d’une chandelle étaient en si grand nombre, et jetaient si peu de clarté, qu’il fallait que tout fût allumé pour y voir faiblement ». Cette difficulté fut néanmoins rapidement surmontée, dès lors que les réverbères à l’huile se substituèrent aux chandelles en suif et que de nouveaux dispositifs techniques vinrent améliorer la diffusion de la lumière. Ajoutons enfin au nombre des limites que l’éclairage n’est pas aussi régulier que l’imposait l’édit royal, ainsi que s’en plaint un mémoire anonyme du tournant des XVIIème-XVIIIème siècles :

« Passé les 10 à 11 heures, il n’y a plus de lumières dans aucune lanterne, cela est à la connoissance publique, c’est néanmoins dans ce temps-là que les séditieux, les coureurs de nuit, les ribleurs de pavés et les filles débauchées, se répandent dans les différents quartiers de la ville, où les bons habitants qui peuvent avoir des affaires, craignent de passer ; la patrouille établie pour la garde de la ville ne pouvant d’ailleurs sans le secours des lanternes publiques arrêter les séditieux, qui à la faveur de l’obscurité, se sauvent dans les maisons ouvertes ».

Enfin, on ne compte pas les stratagèmes par lesquelles des gagne-petits chargés de l’éclairage public s’efforcent d’en retirer quelques sous supplémentaires en collectant indûment des « bouts de chandelle » (d’où notre expression) ou en empêchant les bougies de se consumer intégralement. Ces pratiques suscitèrent d’ailleurs le déploiement d’un appareil répressif considérable. Nous connaissons par exemple une ordonnance de la Chambre de ville de Nancy, datée du 15 décembre 1753, défendant

« à tous les allumeurs de pratiquer aucune sorte de supercherie qui empêche les chandelles des lanternes publiques, ou lampions dont on pourrait faire usage, d’épuiser tout leur suif, sous peine d’être exposés au carcan pour la première fois, pendant deux heures, sur la place du Marché, et d’être dénoncé, la seconde, comme pour fait de vol ».

Ordonner la nuit

Ces dispositifs publics ne furent pas sans ambivalence. Dans les récits du temps, la parole dominante est, à l’évidence, à la célébration unanime des commodités nouvelles offertes par l’éclairage public. Les mesures du XVIIème siècle suscitèrent un vif enthousiasme dans la population. Une lettre de madame de Sévigné à sa fille, en date du 4 décembre 1675, témoigne amplement de ces nouvelles perspectives de circulation nocturne :

« Nous soupâmes encore hier avec madame Scarron et l’abbé Têtu chez Mme de Coulanges. […] Nous trouvâmes plaisant de l’aller ramener à minuit au fin fond du faubourg Saint-Germain, fort au-delà de Mme de La Fayette, quasi auprès de Vaugirard, dans la campagne […]. Nous revînmes gaiement, à la faveur des lanternes et dans la sûreté des voleurs ».

Dans un même ordre d’idées, l’abbé Galiani adresse en 1770 depuis Naples une lettre au lieutenant général de police de Sartine :

« J’ai rencontré partout, à Gênes, à Rome, ici, des vols, des assassinats, des rues obscures, des mendiants, de la boue et des maisons qui s’écroulent sur les têtes des passants, pendant qu’on marche à Paris à la clarté des lanternes, la tête haute, les souliers propres, l’or en main en ne rencontrant que des offres de multiplier l’espèce humaine, au lieu des menaces et des appareils pour la détruire ».

Ces sources ne traduisent pourtant que le sentiment d’une partie de la population, et laissent littéralement dans l’ombre le regard alternatif qu’ont pu porter certaines catégories populaires sur ces moyens décuplés d’éclairage public, qui doivent être considérés comme l’un des éléments d’une vaste panoplie de dispositifs de contrôle spatial par l’État. L’éclairage des rues a en effet été mené de pair avec une vaste opération d’apprivoisement de la rue, dont le pendant fut le renforcement d’un quadrillage policier orchestré par les patrouilles de la lieutenance générale. Les sources sont peu dissertes quant aux sentiments populaires vis-à-vis de cette obscurité perdue, source de frayeurs pour les possédants mais peut-être espace refuge pour les démunis et les marginaux. Tout au plus savons-nous que les lanternes publiques furent régulièrement victimes d’actions de vandalisme, non seulement de la part des cochers qui désespéraient d’y accrocher leur fouet, mais aussi et surtout des divers gredins et autres « libertins » évoqués à nouveau par Restif de la Bretonne, qui s’efforçaient de rétablir le royaume de l’ombre en brisant les lanternes à coups de canne ou de pierre. L’image qui ressort de ces réactions ambivalentes ou antagonistes quant à l’éclairage des villes résonne ainsi vivement avec les conclusions dressées par Arlette Farge dans son Vivre dans la rue à Paris au XVIIIème siècle (1979), relativement à ces innombrables initiatives de dressage des émotions populaires appliquées à l’espace public :

« Insensiblement, le contrôle de l’espace urbain se transforme. Au lieu de répondre ponctuellement aux menaces, il faut aménager l’espace de telle façon qu’il ne puisse plus sécréter ni nourrir le désordre. Priver la rue de son autonomie, de sa force, de sa capacité de résistance et d’invention en le faisant plus clair, plus sain, plus rigoureux. Il faut traquer l’espace, le connaître, le mettre en plans et en cartes, relever le nom des rues, éclairer les ruelles. C’est l’œuvre entreprise par le second XVIIIème siècle. […] Le peuple comprenait bien tout ce qu’il perdait : son espace totalement déchiffré par les autorités n’allait plus être qu’un espace mort où se fondre devenait presque impossible. Les mêmes réactions violentes ont accompagné toutes les tentatives d’éclairage des rues. Une rue éclairée est une rue surveillée et personne ne s’y trompe ».

***

 

Discours de la lanterne

La Révolution et le XIXème siècle ouvrent de nouvelles perspectives. Dès 1789, la lanterne acquiert une symbolique révolutionnaire, dès lors que les réverbères offrent un dispositif de pendaison propice à l’exercice de la justice populaire. Dès septembre 1789, Camille Desmoulins publie son célèbre Discours de la lanterne aux Parisiens dans lequel il s’institue en défenseur des premières journées révolutionnaires, tandis que les rues résonnent du : « Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates à la lanterne ! Ah ! ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates on les pendra ! ». En 1815 encore, lorsque l’on exhume du cimetière de la Madeleine les restes (supposés) des défunts Louis XVI et Marie-Antoinette, et que le char funèbre se prend dans les cordes d’un vieux réverbère, il se trouve dans le peuple animé du souvenir révolutionnaire la foi intrépide de clamer une fois encore : « À la lanterne ! »

Guillaume Lancereau.

Bibliographie

Alain Cabantous, Histoire de la nuit : XVIIème-XVIIIème siècle, Paris, Fayard, 2009.

Simone Delattre, Les douze heures noires : la nuit à Paris au XIXème siècle, Paris, Albin Michel, 2000.

Arlette Farge, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIème siècle, Paris, Julliard, 1979.

Auguste-Philippe Herlaut, L’éclairage de Paris à l’époque révolutionnaire, Paris, Mellottée, 1932.

Sophie Reculin, « L’établissement et la diffusion de l’illumination publique à Rennes au XVIIIe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, n°120-4, 2013, p. 89-106.

Sophie Reculin, « Le règne de la nuit désormais va finir ». L’invention et la diffusion de l’éclairage public dans le royaume de France (1697-1789), thèse de doctorat d’histoire, sous la dir. de Catherine Denys, 2017.

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