Les arbres n’ont décidément pas fini de nous surprendre. Pourtant, la compréhension de leur vie cachée ou de leur langage secret semble s’éclaircir à mesure que les études scientifiques les plus sérieuses dévoilent l’extraordinaire complexité du réseau radiculaire des arbres, capable de transmettre des nutriments à leurs semblables mal-en-point et de communiquer comme nous échangeons instantanément sur cette gigantesque toile qu’est Internet. Plus récemment encore, la sylvothérapie, clamant haut et fort le pouvoir des arbres sur notre santé que des promenades en forêt viendraient démultiplier, semble gagner en popularité. Vous pensez qu’éveiller nos sens en humectant la douce sève des résineux, en écoutant le bruissement des feuilles du vieux chêne de votre jardin ou en enlaçant l’écorce si réconfortante d’un aulne est la nouvelle lubie bobo à la mode ? Détrompez-vous, le XVIIIe siècle est encore précurseur à bien des égards.
Une histoire de mesmérisme
Remontons d’abord aux années 1770-1780. Les salons parisiens, où se débattent et se mettent en scène les nouveautés littéraires, philosophiques et scientifiques en vogue, sont galvanisés par le mesmérisme et les théories du magnétisme animal, qui électrisent littéralement le public. Qu’est-ce que le mesmérisme ? Il s’agit d’un ensemble de théories et de pratiques formulées par un médecin originaire du Bade-Wurtemberg, Franz Anton Mesmer, et par plusieurs de ses disciples, qui consistent à soigner les malades par l’action d’un magnétiseur. L’idée majeure défendue par l’école de Mesmer est qu’il existe un fluide magnétique invisible présent dans tout l’univers et chez tous les êtres vivants, expliquant leur comportement. Ce principe fondamental est donc au cœur du mesmérisme, qui devient un véritable phénomène de mode dans la bonne société parisienne. Mesmer considère que la maladie est liée à l’interruption de la circulation du fluide magnétique et se propose, pour restaurer cette circulation, de provoquer des crises de convulsions qui propulsent le patient dans un état semi-inconscient.
Très vite, le monde savant se polarise, si bien que Mesmer est rapidement suspecté de charlatanisme, ses démonstrations étant d’autant plus dangereuses qu’elles remettent en question les fondements de la médecine contemporaine. Ainsi, une commission est mise en place par l’Académie des sciences en 1784 pour évaluer la véracité de l’existence d’un fluide magnétique, preuve que les autorités prennent très au sérieux le mesmérisme, considérant qu’il ne s’agit pas d’un ensemble de théories fumeuses et de pratiques occultes, mais d’un courant aux ambitions scientifiques bien réelles. Mesmer et ses disciples n’étaient ni des charlatans ni des mystiques, mais bel et bien des médecins et des savants convaincus de l’efficience de leur thèses, cette revendication de scientificité étant d’ailleurs indispensable pour saisir les mécanismes d’adhésion mondains au mesmérisme.
L’arbre magique
Autour de Mesmer gravite une nébuleuse d’individus, de théories et d’expériences, dont certaines ont la particularité… d’impliquer directement des végétaux ! En effet, le marquis de Puységur, colonel d’artillerie à la tête du régiment royal de Strasbourg et disciple de Mesmer, commence par expérimenter le magnétisme auprès de jeunes soldats malades, avant de susciter un engouement manifeste en pratiquant une mise en état d’hypnose qu’il qualifie lui-même volontiers de « somnambulisme artificiel ». Ses séances de somnambulisme réalisées autour d’un arbre à Soissons en 1784, réveillent alors à la fois la curiosité générale et les railleries inhérentes au mesmérisme et à ses avatars. Si les Mémoires pour servir à l’histoire et à l’établissement du magnétisme animal paraissaient s’adresser en premier lieu à l’entourage aristocratique de Puységur et à la bonne société, ils cherchent, par le truchement de multiples stratégies d’écriture, à faire du récit d’expérience une véritable caution de la véracité et de l’authenticité des guérisons, tout en transformant simultanément les spectateurs en véritables acteurs de l’administration de la preuve. Les séances d’hypnothérapie proposées par Puységur présupposent donc que les arbres disposent d’une capacité à stimuler l’électricité animale, et donc à accroître les potentialités de guérison par rapport à des traitements magnétiques ordinaires.
Dans cette configuration, la mise en scène théâtralisée et ritualisée importe au moins autant que la véracité même des guérisons, car elle permet de conférer aux séances une forte dimension interactionnelle, le nombre de personnes présentes dans le public devenant même une caution scientifique, quitte à l’indiquer en majuscules : « ils affluent autour de mon arbre ; il y en avoit ce matin plus de CENT TRENTE », écrit Puységur.
Puységur ne se contente pas d’instrumentaliser un vieux fonds de croyances populaires qui attribuent des pouvoirs miraculeux à certaines essences arboricoles. Lorsqu’il réalise ses expériences à Buzancy, il ne se contente pas non plus de capitaliser sur le respect voué à l’orme par les « anciens du lieu » et les sociabilités plurielles qu’il autorise dans la sphère villageoise, y compris chez les jeunes qui se réunissaient sous son feuillage pour s’adonner à des danses rustiques. Il fait de l’arbre le centre d’un dispositif scénique et social d’autant plus impressionnant que tout semble agencé, les bancs circulaires disposés autour de l’arbre tout comme les cordes auxquelles sont attachés les malades, pour faire coïncider la croyance et la preuve.
De l’électricité des plantes
On oublie aussi que le marquis de Puységur se fondait sur un ouvrage aujourd’hui pratiquement méconnu, hormis chez les scientifiques qui travaillent sur l’électrophysiologie des plantes, intitulé De l’électricité des végétaux, et rédigé par Pierre Bertholon, médecin et professeur de physique à l’Université de Montpellier. Ce savant avait activement participé aux concours organisés par les académies provinciales sur les questions électriques et contribué aux expériences sur les paratonnerres. Cette référence nous montre combien des pratiques qui relevaient a priori de la sphère de l’occultisme, s’enracinaient en profondeur dans la culture scientifique légitime, et s’y référaient en permanence pour asseoir leur crédibilité à la fois savante et sociale. Elles oscillaient constamment entre l’univers de la culture populaire et le monde de la science élitaire, les frontières entre les deux demeurant bien plus perméables que ne l’a longtemps présupposé l’historiographie.
Bertholon considérait que les plantes avaient la propriété de transmettre la matière électrique, et que cette caractéristique était intimement corrélée à la nature du fluide électrique, aux « divers météores » (neige, grêle, tonnerre, etc.), à la quantité d’eau et de vapeurs répandues de l’atmosphère, bref, à tout un ensemble de déterminations environnementales que la recherche actuelle ne répudie pas. Il cherchait en outre à identifier le lien entre l’électricité végétale et la fluctuation de la sève, la nutrition, l’accroissement, les sécrétions et la reproduction des plantes mais, surtout, à établir solidement les vertus électrico-nutritives et « médico-électriques » des végétaux.
Il préconisait ainsi de soigner les maladies dépendant d’une quantité d’électricité trop abondante dans le corps humain en prescrivant des aliments et des remèdes anélectriques ou conducteurs, à l’instar des herbages, des fruits aqueux ou des boissons acidulées. En revanche, dans le cas de maladies causées par un défaut de fluide électrique, il invitait les malades à recourir aux substances non-conductrices ou idio-électriques, « telles que le sucre, le miel, le chocolat, le vin vieux, les fruits sucrés, &c. les viandes légères, nourrissantes, c’est-à-dire, propres à donner beaucoup de matière gélatineuse. » Ces réflexions coïncidaient avec un intérêt prononcé pour l’électricité médicale, galvanisé en particulier par la Société royale de médecine de Paris qui chargea Pierre Mauduyt de la Varenne d’évaluer le fluide électrique à des fins thérapeutiques, et concordaient avec le développement des théories du magnétisme animal.
Puységur reconnaissait lui aussi le pouvoir bénéfique du végétal sur la santé humaine, que la rencontre et la fusion avec le magnétisme animal ne faisaient finalement qu’exacerber. La connexion avec l’arbre permettait de libérer la parole de l’homme en souffrance, au point de voir un paysan verser des larmes d’épanchement et de sensibilité car, au cours de la crise magnétique, c’est la « voix de la nature » qui s’exprimait à travers lui. Il ouvrait de surcroît le chapitre d’une nouvelle relation entre les hommes et les arbres, convenant tacitement de la possibilité de nouer des liens thérapeutiques de quasi‑sociabilité avec des organismes végétaux.
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La commission mixte convoquée en mars 1784 pour statuer sur le sort du mesmérisme, et composée de Franklin et Lavoisier notamment, scella le sort scientifique de ce courant. Le pouvoir royal ne l’interdit pas pour autant formellement, signe qu’il était peut-être autant dans l’embarras qu’Antoine-Laurent de Jussieu, naturaliste et démonstrateur au Jardin du Roi qui refusa de signer le second rapport et admit non la possibilité d’un fluide, mais d’une « chaleur animale » dont les effets pouvaient s’avérer bénéfiques. Déclinée sous un autre avatar, cette force vitale aux potentiels effets thérapeutiques pouvait parfaitement animer les végétaux, si bien qu’il sera facile de trouver dans les lignes – éminemment sensualistes – qui suivent, issues du rapport de Jussieu, des échos avec nos préoccupations contemporaines de sylvothérapie :
« Puisque les êtres animés contiennent ce principe, qui est la force vitale, il doit également exister dans les autres êtres organisés vivants, qui sont les végétaux. Il est leur principe de vie, dont l’action se manifeste par une végétation plus ou moins prompte, par des émanations, tantôt odorantes, tantôt peu sensibles : celles-ci n’échappent point au tact général devenu plus délicat ou plus attentif par la privation de la vue ; ainsi un aveugle distingue souvent le voisinage des arbres, parce que leur atmosphère est assez considérable et assez étendue pour lui imprimer une sensation particulière. »
Jan Synowiecki
Aller plus loin
Pierre Bertholon, De l’électricité des végétaux. Ouvrage dans lequel on traite de l’électricité de l’atmosphère sur les plantes, de ses effets sur l’économie des végétaux, de leurs vertus médico & nutritivo-électriques, & principalement des moyens de pratique de l’appliquer utilement à l’agriculture, avec l’invention d’un électro-végétomètre, Paris, Didot, 1783.
Robert Darnton, La fin des Lumières. Le mesmérisme et la Révolution, Paris, Perrin, 1984 [1e éd. 1968].
Antoine-Laurent de Jussieu, « Rapport de M. de Jussieu » (12 septembre 1784), in Alexandre Bertrand, Du magnétisme animal en France, Paris. J.-B. Baillière, 1826, p. 151‑211.
Antoine Lilti, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005.
Jean-Pierre Peter, « De Mesmer à Puységur. Magnétisme animal et transe somnambulique, à l’origine des thérapies psychiques », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 38, 2009, p. 19-40.
François Zanetti, L’électricité médicale dans la France des Lumières, Oxford, Voltaire Foundation, 2017, p. 1-20 et p. 63-80.