Après notre premier article consacré à l’évolution de la perception de la pauvreté jusqu’au XVIIIème siècle, ce deuxième volet s’ouvre sur la terrible année 1788, qui vit l’annihilation des récoltes et jeta sur le pavé des indigents par milliers. Chez les contemporains, un vaste mouvement d’opinion favorisait l’adoption de mesures de charité publique, et érigeait l’assistance en devoir de la société envers les plus démunis. Cependant, ces revendications héritaient aussi des conceptions d’Ancien Régime, renforcées par la philosophie libérale et la physiocratie du XVIIIème siècle, qui distinguaient de « bons » et de « mauvais » pauvres selon leur rapport au travail. Ces réflexes travaillent encore nos sociétés contemporaines, dans lesquelles des formes de criminalisation des pauvres reprochent toujours aux uns leur oisiveté, aux autres leurs dépenses ostentatoires (les pauvres devraient toujours consommer comme les riches voudraient les voir consommer), lorsqu’il ne s’agit pas de dénoncer des « fraudeurs », dangereux et immoraux par leur irrespect des règles du jeu économique et social. Avant notre troisième volet consacré à la Convention, cet article revient donc sur la politique d’assistance des premiers temps de la période révolutionnaire.

Au sortir de l’hiver

Cette histoire s’ouvre sur un terrible orage : celui des 12-13 juillet 1788. Progressant à une vitesse prodigieuse, celui-ci répandit ses grêlons énormes de la Touraine et l’Orléanais jusqu’à la Belgique actuelle. Arrachant les tuiles des maisons, faisant éclater les carreaux, renversant les moulins, l’orage vint surtout déraciner les vergers, assommer le gibier et ruiner les cultures.

C’est un territoire considérable qui fut ainsi dévasté, comme l’illustrent les cartes immédiatement produites à l’époque – signe du caractère extraordinaire de l’événement.

Ces dégâts immenses ne manquèrent pas d’alerter les contemporains quant aux moyens de subsistance de la population, d’autant qu’ils furent suivis quelques mois plus tard d’une nouvelle catastrophe : le grand hiver de 1788-1789, qui porta la température à -22°C à Paris et gela la Seine pendant près de deux mois, de fin novembre à fin janvier. Cet hiver accrut la pression frumentaire : à Paris, l’Hôtel-Dieu débordait de pauvres mourant de froid et de faim. Des initiatives privées virent le jour pour pallier ces souffrances : le curé de l’église Sainte-Marguerite, qui recrutait ses ouailles parmi les ouvriers du faubourg Saint-Antoine, fit distribuer une soupe composée de pommes de terre, de pain et d’oignons dont il vanta les mérites économiques et nutritifs au Journal de Paris. Tandis que les aumônes et distributions de bois se multipliaient, une assemblée de charité se tint à l’Hôtel de Ville le 9 janvier 1789 pour répartir 50 000 livres d’aumônes entre les paroisses de Paris. Après le 14 Juillet, l’Assemblée des Électeurs hérita de cette préoccupation et mit en place à son tour un bureau des secours chargé de centraliser et de distribuer les secours tout en souscrivant lui-même 45 000 livres d’aide financière avancées par les notaires. Mais ces expédients se montraient impuissants à protéger les indigents de la misère, d’autant que les troubles et émeutes provoqués par diverses rumeurs d’accaparement inquiétaient les autorités. La Révolution allait donner une impulsion nouvelle à la lutte contre la pauvreté.

Le scandale des inégalités et de la misère

Le terrain avait assurément été préparé par le XVIIIème siècle. Nous avons examiné dans notre précédent article l’humanitarisme des Lumières, certes non dénué d’ambiguïté, mais soucieux malgré tout de soulager la misère insupportable, de mettre fin au scandale des inégalités, source d’immoralité et d’asservissement.

Sans prôner l’égalitarisme des fortunes, Rousseau s’insurgeait dans son Contrat social contre des écarts déraisonnables de richesse :

« J’ai déjà dit ce que c’est que la liberté civile ; à l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre, par ce mot, que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessous de toute violence, et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois ; et, quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre ».

Les cahiers de doléances avaient exprimé en toute clarté le fondement matériel des rêves de bonheur du Tiers-État, fondé sur le labeur et l’aisance. On lit ainsi dans le cahier de la communauté du Montat (Lot) :

« Le bonheur après lequel nous soupirons ne consiste pas à vivre dans l’indépendance, dans le faste, dans le luxe, dans le désir d’amasser des richesses pour vivre dans l’ostentation et la prodigalité et assouvir des passions démesurées ! Non, sire, nous ne faisons consister notre bonheur qu’à avoir dans notre propriété, pour notre subsistance, un peu de pain arrosé de nos larmes et de nos sueurs ; mais depuis longtemps nous n’en jouissons plus, de ce bonheur ».

Dès cette époque, des protestations plus radicales avaient vu le jour, notamment dans les Cahiers du quatrième ordre, celui des pauvres Journaliers, des Infirmes, des Indigens. Publié par Louis-Pierre Dufourny de Villiers le 25 avril 1789, ce texte revendiquait non seulement le classique « droit à la subsistance », au fondement de l’économie morale des paysans de la France moderne, mais aussi des droits politiques pour les exclus et les marginaux.

« Bons » et « mauvais » pauvres

La conjoncture des années 1789-1790 exigeait une réaction publique d’autant plus vigoureuse qu’un considérable mouvement d’opinion s’était formé, au lendemain du terrible hiver 1788, en faveur des secours aux nécessiteux. La municipalité formée après le 14 Juillet maintint l’activité des ateliers de charité de Paris qui fournissaient des travaux de voirie aux ouvriers sans travail, si bien que le terrassement de la butte Montmartre occupait en août 1789 jusqu’à 17 000 ouvriers ! Pressée par des motifs financiers, la municipalité crut pouvoir fermer ces ateliers, mais dut les rouvrir un mois plus tard sous la pression populaire. Alors qu’elle espérait contenir à 2 000 le nombre de chômeurs employés dans les ateliers de charité, ceux-ci accueillaient 10 400 ouvriers en janvier 1790, et jusqu’à 31 000 en juin 1791, pour un coût astronomique de 700 000 livres par mois à cette date ! Les contraintes financières alarmèrent la Constituante qui en décréta la fermeture définitive à Paris le 16 juin 1791, mise en œuvre avec le soutien de la force armée.

L’assistance n’était assurément pas la principale priorité de l’Assemblée. C’est d’ailleurs sous l’effet de constantes pressions extérieures qu’elle résolut de créer en son sein un Comité de mendicité, réclamé depuis la fin de l’année 1789 par divers écrivains, députés et philanthropes, dont le maire de Paris Jean-Sylvain Bailly et le célèbre Guillotin, docteur-régent de la Faculté de Médecine de Paris. Sa première réunion eut lieu le 2 février 1790, une dizaine de jours après la présentation à l’Assemblée du Plan de travail du Comité pour l’extinction de la mendicité par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt qui proclamait : « Tout homme a droit à sa subsistance », érigeant du même coup l’assistance non plus en responsabilité devant Dieu mais en devoir de chacun devant la société et de la société de son ensemble. Mais ce même rapport trahissait la persistance d’une vision des pauvres à double tranchant, issue des mutations idéologiques de l’Ancien Régime, puisqu’il établissait en même temps une « distinction des véritables et des mauvais pauvres »! Du côté des pauvres véritables, on regroupait donc « ceux qui, sans propriété et sans ressources, veulent acquérir leur subsistance par le travail ; ceux auxquels l’âge ne permet pas encore ou ne permet plus de travailler ; enfin ceux qui sont condamnés à une inaction durable par la nature de leurs infirmités » ; de l’autre, les mauvais pauvres étaient caractérisés comme « ceux qui, connus sous le nom de mendiants de profession et de vagabonds, se refusent à tout travail, troublent l’ordre public, sont un fléau dans la société et appellent sa juste sévérité ».

Cette rhétorique qui nous est familière signale que le rapport au travail, à l’activité ou à l’oisiveté, constituait déjà le critère de discrimination de la « bonne » et de la « mauvaise » pauvreté. Selon cette logique, fournir une assistance matérielle à des personnes en capacité de travailler représentait une faute collective. Le 12 juin 1790, le premier rapport du Comité de mendicité présenté à la Constituante par le duc de La Rochefoucauld défendait encore ce contrat social qui conditionnait les secours de la société à un don de soi par le travail :

« Jusqu’ici cette assistance a été regardée comme un bienfait : elle n’est qu’un devoir. Mais ce devoir ne peut être rempli que lorsque les secours accordés par la société sont dirigés vers l’utilité générale.

Si l’on pouvait concevoir un État assez riche pour répandre des secours gratuits sur tous ceux de ses membres qui n’auraient pas de propriété, en exerçant cette pernicieuse bienfaisance, cet État se rendrait coupable du plus grand crime politique ; et si celui qui existe a le droit de dire à la société : Faites-moi vivre, la société a également le droit de lui répondre : Donne-moi ton travail ».

Telle est la raison pour laquelle, en sus des sections du Comité de mendicité respectivement chargées des enfants trouvés, des pauvres malades, des pauvres valides, des vieillards et infirmes, la 5ème section s’occupait des maisons de correction, des prisons et de la « transportation des mendiants » !

Les acteurs de la bienfaisance

L’important décret du 30 mai 1790 proposé sur le rapport du duc de Liancourt sur la situation de la mendicité à Paris traduisait l’ambiguïté de cette politique sociale. D’un côté, le rapport proposait d’ouvrir à Paris et dans les villes voisines des ateliers en filature pour les femmes et les enfants, ainsi que des travaux de voirie pour les hommes : la Constituante décréta à cet effet la création d’un canal joignant la Marne, depuis Meaux, à la Seine, de Paris jusqu’à Dieppe. Selon la même logique le Comité de mendicité, renommé « Comité des secours » sous la Législative, instaura un système d’allocations destinées aux indigents ainsi qu’un dispositif de secours aux vieillards, qui garantissait une pension de 120 livres maximum permettant leur prise en charge à domicile ou dans une famille d’accueil. Mais, d’un autre côté, le décret du 30 mai 1790 établissait que tous les étrangers au royaume de France non domiciliés à Paris depuis un an devaient demander des passeports où on leur indiquerait une route pour sortir du royaume. De même, tous les pauvres valides convaincus de mendicité dans la capitale seraient renvoyés dans leurs départements (lesquels recevaient chacun 30 000 livres pour l’emploi des indigents en état de travailler), avec un passeport de route, une aide de 3 sols par lieue parcourue, sans pouvoir s’arrêter sans ouvrage sur cette route sous peine d’arrestation par la garde nationale ou la maréchaussée et d’incarcération dans le lieu de dépôt le plus proche !

En dépit des intentions d’établissement d’une politique nationale de secours directement appuyée sur l’État, réaffirmées par la Constitution du 3 septembre 1791 qui prévoyait dès son titre premier l’organisation d’« un établissement général de secours public, pour élever les enfants abandonnés, soulager les pauvres infirmes et fournir du travail aux pauvres valides », la bienfaisance publique fut largement déléguée à d’autres instances. La loi du 25 mai 1791 avait en effet établi que les opérations de bienfaisance échoiraient aux conseils municipaux : chacun des vingt arrondissements de la capitale comptait un bureau de bienfaisance en charge de l’administration et de la distribution des revenus des indigents et du produit des quêtes dans les paroisses. Les sections de Paris agissaient dans le même sens, en organisant des distributions de secours en numéraire ou en nature, sous la forme de bons de pain ou de viande.

***

La politique des secours aux pauvres des débuts de la Révolution française se caractérise donc par son ambivalence. En écho à la considération de l’opinion publique revivifiée par la conjoncture de cette fin de siècle, un souci inédit d’abolition de la mendicité se faisait jour, imprégné cependant de représentations héritées relatives à l’opposition entre pauvres « véritables », dignes d’assistance, et « mauvais pauvres », ennemis de l’intérêt général et punissables par la société. En parallèle, tandis que l’État faisait preuve d’une volonté croissante de prise en main de la politique d’assistance du royaume, cette action demeurait dans les faits largement à la charge d’autres institutions municipales, voire de la charité privée. L’avènement de la République et le règne de la Convention nationale vinrent bouleverser cette architecture héritée de l’Ancien Régime, favorisant l’évolution des politiques sociales et des représentations des pauvres.

Guillaume Lancereau

Aller plus loin

Catherine Duprat, Le temps des philanthropes. La philanthropie parisienne des Lumières à la Monarchie de Juillet, Paris, Éditions du CTHS, 1993.

Alan Forrest, La Révolution française et les pauvres, Paris, Perrin, 1986.

Philippe Grateau, Les cahiers de doléances : une relecture culturelle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001.

Michèle Grenot, Le souci des plus pauvres. Dufourny, la Révolution française et la démocratie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

Alexandre Tuetey, L’assistance publique à Paris pendant la Révolution, Paris, Imprimerie nationale, vol. I, 1895.

Anouchka Vasak, « L’orage du 13 juillet 1788. L’histoire avant la tourmente », Le Débat, n°130, 2004, 171-188.

Thierry Vissol, « Pauvreté et lois sociales sous la Révolution française 1789-1794. Analyse d’un échec », dans Jean-Michel Servet (dir.), Idées économiques sous la Révolution (1789-1794), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1989, p. 257-307.

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