Nous avons montré dans les deux premiers volets de cette série toute l’ambivalence des politiques de lutte contre la pauvreté conçues sous l’Ancien Régime et sous la Constituante. Ce n’est qu’avec l’avènement de la Convention nationale et de la Première République française les 21 et 22 septembre 1792 qu’émergea un véritable projet d’assistance publique, fondé sur un objectif volontariste de réduction des inégalités et une revalorisation sociale de la figure des pauvres, des délaissés, des malheureux.
Le tournant de l’an II
Ce tournant révolutionnaire ne fit pas magiquement émerger une radicalité unanime. Les dissensions persistèrent durant les premiers mois de la Convention. Si le texte de l’égalitaire Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 6 messidor an I (24 juin 1793) portait en son article 23, rédigé par Barère et Condorcet, que « les secours publics sont une dette sacrée », cette formule allait moins loin que la contre-proposition de Robespierre qui faisait des secours une dette non seulement de la nation, mais aussi et surtout du riche :
« La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui possède le superflu » (art. 10 et 11).
La chute de la Gironde précipita l’adoption d’une série de mesures remarquables. L’application en fut chaotique, voire inexistante par endroits, du fait des obstacles administratifs, du détournement des fonds, et surtout des contraintes financières, humaines et matérielles liées à la guerre. Ces textes n’en posaient pas moins les fondements d’une politique ambitieuse d’aide à toutes les catégories sociales dans le besoin.

Le décret du 18 juin 1793 créait un système de secours aux familles indigentes au moyen d’allocations familiales de 80 livres par an à partir de 4 enfants, de 120 livres par an pour les veuves ou femmes d’infirmes, ainsi qu’une prime d’accouchement et une prime d’allaitement de respectivement 18 et 12 livres. Concernant les orphelins, la Convention prévoyait l’institution d’une maison d’accueil par district pour les filles enceintes non mariées garantissant le secret sur leur identité, ainsi que la prise en charge par l’État de tous les enfants non adoptés. Une allocation vieillesse progressive à partir de 60 ans assurait entre 60 et 120 livres par an aux vieillards, également dotés de la possibilité de se rendre dans un hospice où personne ne les forcerait à travailler. Chaque district devait en outre se doter d’une agence de secours sous le contrôle étroit des citoyens eux-mêmes (huit hommes et huit femmes renouvelables par moitié tous les ans), chargés de surveiller l’emploi régulier des fonds de secours. Ces dispositions furent complétées par le décret du 11 mai 1794 sur la création d’un Livre de la bienfaisance nationale, établissant des secours pour les cultivateurs et artisans vieillards ou infirmes, les mères et veuves dont les enfants se trouvaient aux armées, ainsi qu’une allocation maladie de 10 sous par jour et une politique de secours à domicile gratuits. Si la Convention ne rompait pas définitivement avec la criminalisation des inactifs valides, puisqu’elle imposait le renvoi des mendiants dans leur lieu d’origine (aux frais de la nation), voire leur emprisonnement en cas de récidive (avec allocation d’une parcelle de terrain une fois la peine purgée), la nouveauté du moment consista en une réévaluation de la figure du pauvre et une radicalisation du regard porté sur les inégalités.

Ni riches, ni pauvres
Les hommes de la Convention n’ont jamais prôné l’absolu nivellement des fortunes. Ils repoussaient la « loi agraire » (le partage égalitaire des terres) avec une virulence particulière, punissant même de mort toute proposition en ce sens (décret du 13 mars 1793), ainsi qu’en témoigne le célèbre discours de Robespierre sur la propriété prononcé à la Convention lors de la séance du 24 avril 1793 :
« Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles ; il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre à l’univers que l’extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes, mais nous n’en sommes pas moins convaincus que l’égalité des biens est une chimère ».
L’idéal de ces acteurs n’était donc pas une égalité absolue, mais une sobriété et une solidarité de chaque instant au sein d’une société protectrice, garantie contre les excès des inégalités. La source de la corruption des nations résidait à leurs yeux dans l’existence de disproportions trop criantes, comme l’écrivait Saint-Just dans ses Institutions républicaines : « Un pacte social se dissout nécessairement quand l’un possède trop, l’autre trop peu ». Cette conception ne constituait d’ailleurs pas un monopole des Montagnards, puisque nous trouvons des vues approchantes sous la plume du député de la Plaine Michel Azéma en juin 1793 :
« Nous devons travailler à détruire toute espèce de dépendance et d’inégalités, parmi tous les citoyens de la République, qui ont tous juré la liberté, l’égalité et l’unité. Nos lois doivent tendre sans cesse à établir, à ramener et à maintenir la plus grande liberté et la plus parfaite égalité possibles ; […] il faut travailler sans relâche à augmenter les richesses de l’État, en diminuant le nombre des riches et des pauvres. L’homme opulent ne peut l’être que par la misère de son voisin […]. Plus nous nivellerons les hommes, plus nous diviserons les fortunes, plus nous les multiplierons, plus nous les accroîtrons, et plus nous soustrairons la misère et l’indigence de la société ».
Il fallait qu’il n’y eût dans la République ni pauvres, ni riches ; ni opulence, ni indigence, au nom d’un idéal de médiocrité, de juste-milieu. La concentration de la propriété aux mains d’une minorité d’oisifs constituait le principal frein à la liberté ; il fallait bâtir les conditions sociales d’une société de petits producteurs indépendants, jouissant du bonheur dans un cadre simple. Comme l’affirmait à nouveau Saint-Just, le 23 ventôse an II : « une charrue, un champ, une chaumière à l’abri du fisc, une famille à l’abri de la lubricité d’un brigand, voilà le bonheur ». Albert Soboul a démontré dans sa grande thèse de 1957 sur les sans-culottes parisiens en l’an II que ces derniers partageaient une haine des « gros », des aristocrates, de l’opulence, sans remettre en cause le droit de propriété. Louis-Marie Prudhomme, éditeur des Révolutions de Paris, en a synthétisé les principaux traits en brumaire an II :
« Pas un sans-culotte ne devient ni ne se conserve riche ; il respecte le sain droit de propriété ; il mourrait de faim plutôt que d’enlever par la force la subsistance d’une famille honnête et près du besoin ; mais il est sans quartier pour ces fortunes rapides et insolentes, ouvrage de l’intrigue et de l’avidité. Alors il rentre dans son bien et rétablit l’équilibre, sans lequel point d’égalité, par conséquent point de république ».

« L’honorable pauvreté »
Du même coup, l’image même de la pauvreté se transformait. Robespierre l’avait résumé dès son discours d’avril 1793 : « Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence ». Pour lui, il s’agissait d’un enjeu politique et moral, mais aussi stratégique : les plus démunis de la société risquaient d’être gagnés à la contre-Révolution plus facilement que les gens modestes mais non indigents. Au sein d’une société de l’honneur, « rendre la pauvreté honorable » revenait à lui restituer sa dignité, à l’émanciper des stigmates qui la marquaient depuis des siècles. Selon l’historien Pierre Serna : « Robespierre ne peut renverser l’ordre social et il le sait. Il peut cependant tenter de transformer les objets de la distinction citoyenne, en plaçant la pauvreté au premier rang des valeurs actives. D’état passif, le dénuement devient le premier stade de l’action citoyenne ».
Cette ambition se traduisit par un programme festif, proposé par Robespierre dans son discours du 18 floréal an II sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, qui prévoyait l’institution d’une « fête du malheur » ! On vit ainsi par endroits apparaître des fêtes consacrées au « Triomphe du Pauvre ». Dans le cadre de la Commission civile de l’Aveyron, un certain Félix Lagarde, juge au Tribunal de district, proposa d’organiser une série de grandes fêtes dans les chefs-lieux de canton des districts de Saint-Geniez, Sauveterre et Mur-de-Barrez. Après des siècles d’humiliation des pauvres, il était temps selon Lagarde de la venger de ce mépris au moyen d’un programme festif rappelant les grandes conquêtes révolutionnaires tout en mettant les pauvres à l’honneur :
« Pour l’exécution des dispositions ci-dessus les comités de surveillance et à défaut les municipalités des lieux où les fêtes seront célébrées, dresseront des listes des pauvres de leur arrondissement, des riches, égoïstes, reclus et suspects, que la taxe doit atteindre ; ils requerront d’eux la quantité d’aliments proportionnée au nombre des pauvres à traiter […].
Chaque reclus, riche, égoïste ou suspect se rendra au lieu destiné à la fête, il se tiendra debout devant le pauvre et le servira ; il ne touchera aucun mets par lui apportés, l’ancienne étiquette voulant que le valet ne puisse s’asseoir à la table du maître ».
Cette fête eut notamment lieu à Saint-Geniez en décembre 1793 : dans ce bastion républicain, où la majorité de la population vivait modestement du tissage au profit des gros négociants en laine, plus de 300 pauvres des quartiers populaires participèrent au repas, accueillis par une haie d’honneur de la garde nationale à leur arrivée. On brûla sous leurs yeux d’anciens titres seigneuriaux en traînant au sol un drapeau blanc fleurdelisé. Les riches leur servirent un repas sobre, avant que la troupe des pauvres ne parte en cortège jusqu’à la place de la Liberté.

Rebattre les cartes de la richesse
Au-delà de ces dispositifs symboliques, la République multiplia les décrets favorables à la réduction des inégalités, à commencer par le maximum des prix évoqué dans un précédent article, et la mise en vente des biens nationaux, ces terres du clergé et des émigrés nationalisées et par l’État. Saint Just déclarait ainsi : « Je défie que la liberté s’établisse s’il est possible qu’on puisse soulever les malheureux contre le nouvel ordre des choses. Je défie qu’il n’y ait plus de malheureux, si l’on ne fait en sorte que chacun ait des terres ; il faut détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux pauvres ». Par contraste avec les ventes des premières années, qui se firent surtout au profit de la bourgeoisie et même de quelques nobles, celles effectuées en 1793 bénéficièrent davantage aux paysans et sans-culottes, car ces terres étaient désormais morcelées, sans compter que l’on autorisait les acheteurs modestes à grouper leurs ressources pour un achat en commun. Le 13 septembre 1793, la Convention vota même l’octroi d’un bon de 500 livres aux citoyens indigents (remboursable en vingt ans sans intérêt) pour leur permettre de se porter acquéreurs des biens des émigrés – un dispositif qui fut cependant contrarié par le degré de pauvreté qu’il fallait présenter pour être concerné, mais aussi par la cherté des lots par rapport à ces bons de 500 livres, surtout dans un contexte d’effondrement de l’assignat.

Une autre mesure, qui a fait couler beaucoup d’encre, fut l’adoption des « décrets de ventôse » (26 février et 3 mars 1794) qui ordonnaient l’identification des « suspects » reconnus comme « ennemis de la Révolution », dont les biens devaient être distribués aux sans-culottes pauvres et patriotes par les municipalités. Au-delà de l’enjeu politique, une nette visée sociale s’affirmait ici. Dans les années 1920, l’historien qui redécouvrit cet important dossier déjà signalé par Jean Jaurès fut Albert Mathiez, porté par son enthousiasme communiste à clamer : « Il s’agissait donc d’une vaste expropriation d’une classe au profit d’une autre ». Selon Mathiez, il s’agissait de créer de toutes pièces une nouvelle classe sociale entièrement acquise à la Révolution, parce qu’elle lui devait sa sortie de la misère.
L’exemple de la politique menée dans le Puy-de-Dôme, étudiée par Robert Schnerb, nous permet de mieux saisir les contours de la population visée. Alors que le décret originel n’admettait dans la classe des « indigents » que les citoyens dépourvus de toute propriété et trop pauvres pour être soumis à l’impôt, les autorités locales reconnurent que l’on pouvait admettre de distribuer les biens des suspects à quelques citoyens soumis à une imposition très réduite, à condition qu’ils aient contribué à l’œuvre révolutionnaire et aient des enfants. Le « tableau des indigents » du district de Thiers nous permet d’observer que les populations visées furent en priorité les paysans (cultivateurs, journaliers, manouvriers, brassiers) et les petits artisans (forgerons, sabotiers, maçons et, surtout, couteliers).

Plusieurs obstacles à la mise en œuvre des décrets de ventôse ont pourtant été notés par les historiens. Si les autorités se montrèrent de prime abord enthousiastes, la mise en œuvre fit souvent défaut. Les disparités observées dans le recensement des indigents, qui comprenaient aussi bien des mendiants que des cultivateurs propriétaires d’un petit bien, ont également joué : les mieux lotis s’efforcèrent toujours de tirer leur épingle du jeu au détriment des plus démunis. Surtout, la réaction thermidorienne qui suivit la chute des robespierristes vint interrompre ce plan de redistribution de la propriété. Les différents volets du programme social de la Convention furent progressivement éclipsés, à tel point qu’en l’an V n’en subsistaient plus que les mesures répressives. Les pauvres redevenaient une « classe dangereuse », exclue du suffrage censitaire rétabli, et l’État se déchargeait de la responsabilité de l’assistance en la confiant aux municipalités. Aussi Georges Lefebvre était-il fondé à écrire en 1937, à propos de la réaction thermidorienne :
« Au fond, elle a éliminé la démocratie de la vie politique et sociale de la France pour près d’un siècle, renoué le lien avec la révolution de 1789 et commencé à rétablir, avec la liberté économique et le régime censitaire, cette suprématie de la bourgeoisie que la Constituante avait organisée et qui paraissait, à la fin du XVIIIème siècle, comme le fruit suprême de l’histoire de France ».

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Toute la politique de la Révolution française en matière d’assistance ne fut-elle qu’un échec ? Quelles que soient les circonstances qui l’expliquent, force est de constater que le vaste plan de réduction des inégalités et d’émancipation politique et sociale des plus pauvres ne s’est pas réalisé. La Révolution n’en a pas moins impulsé une revalorisation symbolique de la figure du pauvre et posé les fondements d’une politique nationale d’assistance et de réduction des inégalités sociales dont les forces de progrès des XIXème et XXème siècles ne cesseront de se réclamer.
Guillaume Lancereau
Aller plus loin
Alan Forrest, La Révolution française et les pauvres, Paris, Perrin, 1986.
Jean-Pierre Gross, « Note sur la portée des décrets de ventôse dans le Centre et le Sud-Ouest », Annales historiques de la Révolution française, n°275, 1989, p. 16-25.
Claude Petit, « Le Triomphe du pauvre : les pauvres contre les riches à l’époque révolutionnaire à travers une fête rouergate », Annales du Midi, tome 90, n°137, 1978, p. 141-154.
Robert Schnerb, « Les lois de ventôse et leur application dans le département du Puy-de-Dôme », Annales historiques de la Révolution française, vol. XI, 1934, p. 403-434.
Pierre Serna, « Politiques de Rousseau et politiques de Robespierre : faux semblants et vrais miroirs déformés. La question du Pauvre au cœur de la cité républicaine », La Révolution française, n°9, 2015, [en ligne]
Éric Teyssier, « Appliquer une loi sociale en France sous la Convention : la mise en œuvre de la loi du 13 septembre 1793 », Annales historiques de la Révolution française, n°312, 1998, p. 265-283.
Alexandre Tuetey, L’assistance publique à Paris pendant la Révolution, Paris, Imprimerie nationale, vol. I, 1895.
Thierry Vissol, « Pauvreté et lois sociales sous la Révolution française 1789-1794. Analyse d’un échec », dans Jean-Michel Servet (dir.), Idées économiques sous la Révolution (1789-1794), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1989, p. 257-307.