Mardi soir, les propos racistes tenus par le quatrième arbitre du match PSG-Basksehir Istanbul à l’encontre de Pierre Achille Webo, entraîneur-adjoint du club turc, ont suscité l’émoi, au-delà même du monde du football. Quelques semaines auparavant, la France découvrait, médusée, les images de la violente agression par des policiers de Michel Zecler, producteur de musique, dans un contexte plus général d’exacerbation des violences policières. La pluie de coups qu’il reçut et les injures racistes proférées à son encontre ont de nouveau mis en avant la difficile « condition noire », pour reprendre l’expression forgée par l’historien Pap Ndiaye, et désignant par là non une classe, une caste ou une communauté, mais une minorité et des personnes « ayant en partage, nolens volens, l’expérience sociale d’être généralement considérées comme noires ». L’histoire de cette « condition noire » trouve ses racines à l’époque moderne, alors que l’Europe et la France se lançaient tous azimuts dans le commerce colonial et la traite atlantique, censés procurer de juteux profits économiques aux métropoles. Temps par excellence des ambivalences, le XVIIIe siècle vit le système esclavagiste porté à son apogée en même temps que la mauvaise conscience commençait à instiller doutes et remises en causes d’une suprématie européenne par trop suspecte. Avant un deuxième article à venir sur l’émancipation des esclaves au temps de la Révolution française, procédons à un tour d’horizon sur la place des Noirs et gens de couleur dans la France du XVIIIe siècle, une période durant laquelle les débats naturalistes et philosophiques sur la hiérarchie des races furent d’ailleurs nombreux et intenses.

Noirs et gens de couleur dans le royaume

Le trafic négrier à son faîte, la présence de gens de couleur dans le royaume de France constituait une indéniable réalité. Selon les termes employés à l’époque, cette catégorie se composait des esclaves noirs, des créoles, des mulâtres et des métis, et donc des populations originaires aussi bien du continent africain que des Antilles. Les historiens ont pu retracer la présence quantitative de ces individus  dans le royaume de France, dont on estime qu’ils représentaient 4 à 5 000 individus au cours des années 1770, une quantité qui semble bien dérisoire au regard des quelques 28 millions d’habitants qui peuplaient alors la France. Leur répartition était de surcroît relativement inégalitaire d’un point de vue géographique. En effet, la plupart d’entre eux, probablement 3 000 à 3 500, habitaient à Paris, tandis que les autres pouvaient se rencontrer, par quelques centaines, dans les grands ports de la traite qu’étaient Nantes, Bordeaux, La Rochelle ou, dans une moindre mesure, Marseille. D’après Sébastien Jahan, des Noirs résidaient loin des villes littorales tournées vers des horizons atlantiques, en haut-Poitou par exemple, où leur présence, quoique peu significative démographiquement, n’en demeurait pas moins révélatrice, puisque la première mention de Noirs remontait à 1694.

Depuis le début du XIVe siècle, la France ne tolérait aucune forme d’esclavage sur son sol, ce qui n’empêcha pas le royaume de devenir, outre-mer, une puissance esclavagiste de premier plan. On cherchait dans le même temps à limiter la présence d’hommes ou de femmes de couleur en métropole, dont le statut pouvait osciller d’individus libres à celui de personnes attachées à un maître. Au début de la Régence de Philippe d’Orléans, les planteurs avaient fait pression pour que les esclaves ne fussent pas libérés à leur arrivée en France mais, dès 1716, un édit royal stipulait qu’un maître pouvait se faire accompagner d’un esclave pour une durée de trois ans, et former celui-ci à un métier : c’est ainsi qu’en 1777, on pouvait retrouver pas moins de 45 apprentis de couleur à Bordeaux. On y trouvait aussi bien des perruquiers, des artisans du bois, des métaux et du cuir, que des cuisiniers. En effet, la gastronomie était un secteur où les Noirs étaient particulièrement présents, comme pouvait l’évoquer Daniel Hallmann, un pasteur suédois de passage à Bordeaux qui écrivit au botaniste Linné en ces termes : « on fait venir à Bordeaux des nègres, qui sont de jeunes esclaves. On les met en apprentissage chez des cuisiniers et on en fait des maîtres dans l’art de la cuisine ». Un parcours assez exceptionnel fut celui de Casimir Fidèle, présenté par Julie Duprat. Pâtissier et entrepreneur né en Côte de Guinée en 1748 et arrivé en France en 1756, Fidèle arriva dans le royaume aux côtés de son premier propriétaire, le sieur Mary, capitaine de navire. Enrôlé de force à l’instar de nombreux esclaves appelés à officier comme domestique en métropole, il fut envoyé à Paris pour se former à l’art de la pâtisserie, avant de devenir maître traiteur-pâtissier-rôtisseur, d’être affranchi et d’exercer chez la famille Soissons, à Bordeaux. Fidèle devint même le nouveau cuisinier du prestigieux hôtel bordelais de l’Empereur, capitalisant sur les nouvelles consommations élitaires de produits coloniaux (sucre, café, bananes etc.).

Acte de baptême de Casimir Fidèle à Nantes, le 17 avril 1756

Cet itinéraire n’en demeurait pas moins exceptionnel. En effet, à partir de 1738, la législation royale durcit les sanctions à l’égard des maîtres qui ne respecteraient pas le délai de trois ans de résidence dans le royaume, même si elle fut rapidement contestée et qu’elle se heurta à de nombreux recours en justice. Si la réglementation s’efforça de limiter toujours plus la présence d’esclaves noirs, dont on redoutait l’affranchissement imminent une fois qu’ils mettaient les pieds sur le sol métropolitain, leur présence était de plus en plus visible. En 1777, le pouvoir royal interdit l’entrée des Noirs, libres ou affranchis, dans le royaume, sous peine d’une amende se montant à 3 000 livres, et il prohiba le mariage interracial dès 1778. La police des Noirs marqua un véritable tournant, car elle se fondait désormais sur un seul et même critère : la couleur de peau.

Qu’est-ce qu’un Noir ?

Pour désigner les Noirs, plusieurs termes étaient commodément utilisés dans la terminologie de l’époque : le terme de « nègre » (ou de « négresse »), dérivant de l’Espagnol ou du Portugais « negro », paraissait le plus banal. Très vite, la confusion se fit entre ce « peuple », tel que se plaisait à le qualifier le Dictionnaire de Trévoux en 1771, et les « esclaves noirs qu’on tire de la côte d’Afrique ». Cette relative indistinction n’était d’ailleurs pas étrangère au poncif véhiculé par les planteurs selon lequel les populations africaines étaient prédisposées par nature à la condition servile… Une question centrale était le fait de savoir d’où venait les différences de pigmentation cutanée, et ce qu’elles impliquaient en termes sociaux et culturels. Selon une corrélation communément admise par les contemporains, et un strict déterminisme géographique héritier de la « théorie des climats », Samuel Formey et Louis de Jaucourt pouvaient écrire dans l’Encyclopédie que la couleur de la peau devenait de plus en plus foncée à mesure que l’on se rapprochait de l’équateur :

« Le phénomène le plus remarquable & la loi la plus constante sur la couleur des habitants de la terre, c’est que toute cette large bande qui ceint le globe d’orient en occident, qu’on appelle la zone torride, n’est habitée que par des peuples noirs, ou fort basanés : malgré les interruptions que la mer y cause, qu’on la suive à-travers l’Afrique, l’Asie & l’Amérique ; soit dans les îles, soit dans les continents, on n’y trouve que des nations noires ; car ces hommes nocturnes dont nous venons de parler, & quelques blancs qui naissent quelquefois, ne méritent pas qu’on fasse ici d’exception.

En s’éloignant de l’équateur, la couleur des peuples s’éclaircit par nuances ; elle est encore fort brune au-delà du Tropique, & l’on ne la trouve tout-à-fait blanche que lorsque l’on avance dans la zone tempérée. »

Quant à savoir pourquoi la peau des Africains était noire, les théories les plus variées circulaient. Le naturaliste italien Marcelo Malphighi avait identifié dès 1665 une couche intermédiaire située entre le derme et l’épiderme, la décrivant comme une « enveloppe gélatineuse » ou comme un « corps muqueux » à l’origine de la pigmentation cutanée. Cette hypothèse fut âprement discutée tout au long du XVIIIe siècle. Pour le naturaliste et médecin français Pierre Barrère, auteur d’une Dissertation sur la cause physique de la couleur des nègres parue en 1741, et qui avait disséqué plusieurs « cadavres de Nègres » (sic) à Cayenne, la cause de la noirceur de la peau tenait à la sécrétion de la bile, établissant une analogie avec la jaunisse :

« On peut joindre ici, pour confirmer ce que nous venons de dire, ce qu’on observe parmi nous dans la jaunisse : la bile par son abondance dans le sang, teint en jaune toute la peau : un épanchement de cette même bile devenue noire, par telle cause qu’on voudra, donne aussi à la peau une couleur noire […] »

La dégénération de la couleur de la bile sous la forme d’un « ictère noir » offrait un schéma explicatif qui permettait de médicaliser le propos, faisant de la coloration cutanée une pathologie qui s’était progressivement « normalisée ». Mais tandis que théologiens, naturalistes et  philosophes glosaient à longueur de pages sur les origines de la noirceur de la peau, leur discours n’en glissait pas moins vers une forme de « biologisation » propice à la formation de la notion de race.

La hiérarchisation des races

Ce fut bel et bien à partir du XVIIIe siècle que les naturalistes se mirent à classer les êtres vivants en établissant une hiérarchie entre eux ; une démarche qui contribua d’ailleurs au maintien du statu quo esclavagiste. L’idée que les entités qui peuplaient le monde naturel étaient distribuées selon une échelle qui allait des organismes les plus perfectionnés à ceux qui l’étaient le moins était alors des plus répandues. Dès 1677, le savant britannique William Petty postula l’existence de « races » humaines et il ne fallut que quelques années de plus au médecin et philosophe François Bernier pour avancer la division de l’humanité en quatre grandes « races » : les races européenne, asiatique, africaine et lapone. Dans ce sillage où les théories savantes passaient discrètement de l’échelle des êtres à l’échelle des êtres humains, le naturaliste suédois Carl von Linné identifia dans son Système de la nature six variétés de l’Homo sapiens, parmi lesquelles on retrouve l’homo sapiens noir. Sans les hiérarchiser explicitement, Buffon distinguait quant à lui quatre races d’homo sapiens, dont l’afer, d’origine africaine, qui condensait tous les stéréotypes physiologiques et climatiques : les Noirs ne pouvaient qu’être flegmatiques et décontractés. Les nouvelles taxinomies du XVIIIe siècle, qui se paraient des vertus de la description naturaliste en apparence la plus neutre et la plus objective, n’en induisaient pas moins une inégalité sinon affirmée, du moins présupposée, entre les différentes races. Il n’y a qu’à se souvenir de ces quelques lignes d’Emmanuel Kant, dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime, pour s’en convaincre :

« Les Nègres d’Afrique n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au-dessus de l’insignifiant. Hume défie qui que ce soit de lui citer un seul exemple d’un nègre qui ait montré des talents, et il soutient que, parmi les milliers de noirs qu’on transporte loin de leur pays, et dont un grand nombre ont été mis en liberté, il ne s’en est jamais rencontré un seul qui ait produit quelque chose de grand dans l’art ou dans la science, ou dans quelque autre noble occupation, tandis qu’on voit à chaque instant des blancs s’élever des derniers rangs du peuple et acquérir de la considération dans le monde par des talents éminents. »

Au sommet de la pyramide de l’échelle des êtres humains, siégeait donc l’Homme blanc, en particulier l’Européen, amené à faire valoir sa supériorité et sa destinée singulière, justifiant par la suite tous les discours de légitimation de la colonisation.

La honte de l’esclavage

Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, les débats autour de la diversité humaine s’intensifièrent, devenant d’autant plus vigoureux qu’ils se situaient dans le contexte de l’intensification massive de la traite des esclaves après la guerre de Sept Ans (1756-1763). Dans le même temps, les voix d’un vaste mouvement anti-esclavagiste qui commençaient à se faire entendre. Antoine Lilti a bien montré que la vision de Lumières irrémédiablement compromises avec ce qu’il y a de pire dans l’idéologie coloniale, à savoir la défense du système esclavagiste, est quelque peu simpliste et réductrice, tout autant que celle, apologétique et béate, d’un courant de pensée unanimement universaliste. Au XVIIIe siècle, les attitudes vis-à-vis de l’esclavage étaient souvent ambivalentes et duales, comme pouvait en témoigner l’article « Nègres » de l’Encyclopédie, dont plusieurs passages reprenaient plus ou moins ouvertement des positions défendues par l’économiste Savary des Brûlons, lequel pouvait aussi bien s’émouvoir du sort réservé aux Noirs que louer l’utilité économique de l’esclavage. Pour autant, philosophes et naturalistes ne restèrent pas silencieux face à une domination européenne qui se légitimait, bon gré mal gré, à partir du postulat d’une hiérarchie des races. S’il hérita indéniablement de toute la puissance des critiques adressées à l’esclavage par les Montesquieu, Helvétius, l’abbé Raynal ou Diderot, Condorcet les porta à incandescence en 1781 dans ses Réflexions sur l’esclavage des nègres, dont l’épître dédicatoire destinée « aux nègres esclaves » représentait un pamphlet ouvertement hostile à toute forme de supériorité raciale :

« Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardé comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de ceux d’Europe, car pour les Blancs des Colonies, je ne vous fais pas l’injure de les comparer avec vous, je sais combien de fois votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. Si on allait chercher un homme dans les Isles de l’Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chair blanche qu’on le trouverait. »

Sous couvert de s’adresser directement aux esclaves, Condorcet visait en réalité plus explicitement l’opinion publique européenne, qui devait prendre conscience de l’iniquité de la traite. Son texte ne tenait plus simplement de la dénonciation ou de la critique, il s’agissait véritablement d’un combat qu’il fallait mener pour détruire une institution aussi immorale qu’illégitime et proposer des solutions législatives pour l’abolir. Il faut également insister sur le rôle des Noirs eux-mêmes dans les résistances au système esclavagiste qui aboutirent à sa première abolition en 1794 : qu’il s’agisse des suicides d’esclaves à bord des navires négriers, du marronnage dans les plantations, mais aussi en métropole même où des esclaves pouvaient prendre la fuite, comme en attestèrent plusieurs exemples à Bordeaux, les esclaves furent aussi, avant même la révolte de Saint-Domingue en 1791, les protagonistes de leur propre libération.

Avis de recherche publiée dans les Annonces, affiches et avis divers de la ville de Bordeaux en 1771

***

Peu nombreux, cantonnés à un statut social souvent subalterne, soumis à une législation répressive de plus en plus draconienne, les Noirs disposaient en France métropolitaine d’une condition de plus en plus précaire. Au XVIIIe siècle, cette condition apparaît comme un révélateur des contradictions inhérentes aux Lumières : tiraillées entre leur universalisme revendiqué et la formalisation d’une pensée raciale, elles jetaient le trouble sur une diversité des cultures qui, tantôt demeurait arrimée à l’affirmation de la suprématie européenne, et tantôt invitait à penser la pluralité des sociétés humaines. Si les luttes antiesclavagistes ne firent pas totalement disparaître les présupposés raciaux sur lesquels s’était fondé l’esclavage, elles ouvrirent une période de discussions sur l’impérialisme, la colonisation et l’exceptionnalité supposée de l’Europe.

Jan Synowiecki

Pour aller plus loin

Thierry Hocquet, « Biologisation de la race et racialisation de l’humain : Bernier, Buffon, Linné », in N. Bancel, T. David et D. Thomas (dir.),  L’Invention de la race, dir., Paris, La Découverte, 2014, p. 25-42.

Antoine Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Hautes Études, 2019.

Guillaume Linte, « La couleur de la peau dans le discours médical (1730-1770) », Dix‑huitième siècle, n° 51, 2019, p. 261-274.

Sankar Muthu, Enlightenment against Empire, Princeton, Princeton University Press, 2009.

Pap Ndiaye, La condition noire. Essai sur une minorité française,Paris, Calmann-Lévy, 2008.

Erick Noël, Être noir en France au XVIIIe siècle, Paris, Tallandier, 2006.

Erick Noël, « L’esclavage dans la France moderne », Dix-huitième siècle, vol. no 39, no. 1, 2007, p. 361-383.

Marylène Patou-Mathis, « De la hiérarchisation des êtres humains au “paradigme racial” », Hermès, La revue, vol. 2, n° 66, 2013, p. 30-37.

Pierre Pluchon, Nègres et juifs au XVIIIe siècle. Le racisme au siècle des Lumières, Paris, Tallandier, 1984.

Éric Saugera (dir.), Bordeaux port négrier. XVIIe-XIXe siècles, Paris, Karthala, 2002.

Silvia Sebastiani, The Scottish Enlightenment. Race, Gender and the Limits of Progress, New York, Palgrave-Macmillan, 2013.

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