Depuis plusieurs années, les mises en cause collectives de la police se multiplient, au gré des « affaires » émaillant sa réputation publique – depuis les accusations de viol au cours de l’intervention contre Théo Luhaka, jusqu’au “Benallagate” de 2018, en passant par le décès de Steve Maia Caniço à Nantes en 2019. À l’heure où la légalité des pratiques du préfet de police de Paris est remise en cause par des gradés de la gendarmerie et des CRS, où s’accumulent les éborgnés au lanceur de balles de défense, où les victimes de viol ne constatent aucune amélioration dans l’accueil des commissariats, où Amnesty International et le Conseil de l’Europe se disent préoccupés des débordements de violence policière en France, la direction de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) persiste pour sa part à affirmer en toute clarté : « Vous ne pouvez pas porter un jugement de valeur sur quelqu’un qui fait du maintien de l’ordre ». Ces faits de l’actualité la plus brûlante nous invitent, à défaut désormais de pouvoir fréquenter l’exposition des Archives nationales sur la police des Lumières, à remonter aux origines de la police urbaine – et non rurale, qui répondait à d’autres logiques et d’autres ambitions – afin de saisir la nature des pratiques policières du XVIIIème siècle et les réactions contrastées de la population vis-à-vis de cet encadrement inédit.
Une présence renforcée
La naissance de la police moderne peut être datée de l’édit de Saint Germain de 1667, qui établissait, sous l’influence de Colbert, la Lieutenance générale du royaume. Cette institution concentrait non seulement les tâches d’enquête et de répression que nous attribuons encore au XXIème siècle aux forces de police, mais aussi des fonctions de lutte contre les inondations, les incendies ou encore les accidents industriels dont nous avons montré dans plusieurs articles la délicate gestion à l’époque moderne. La conception de la « police » était en effet infiniment plus large au XVIIIème siècle que de nos jours : issu des notions grecques de πόλις / polis et πολιτεία / politeia, ce terme renvoyait alors à une forme d’administration ou de mise en ordre des choses et des hommes en société, comme le rappelait l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. La « bonne police » désignait ainsi un mode de gouvernement du territoire conforme au bien public. Les agents de la police se trouvaient donc au premier plan du projet moderne de rationalisation urbaine. Sur fond d’essor des sciences camérales, ce personnel contribua à la production d’un espace quadrillé et ordonné, ainsi qu’à la marginalisation géographique et statistique du crime, par comparaison avec les siècles précédents.
De fait, cette époque vit un renforcement de la présence effective des agents de la police dans l’espace urbain. La nuit demeurant le cadre le plus anxiogène, ouvert à tous les fantasmes de criminalité et de débauche, la Lieutenance générale fut à l’origine d’importantes améliorations de l’éclairage public des villes, tout en multipliant les patrouilles en carrosse à travers les rues. Il n’était pas rare de voir surgir inopinément un commissaire, un inspecteur et leurs agents dans les cabarets et les tavernes pour contrôler les excès de boisson. La police contribuait de ce fait à la cartographie de la dangerosité urbaine, en effectuant des « descentes » dans les quartiers populaires pour en extraire les mendiants et les prostituées, ou en patrouillant dans les quartiers riches pour y dissuader des voleurs.
La Lieutenance générale de police s’appuyait parallèlement sur un réseau d’informateurs. Ces espions et mouchards étaient notamment choisis parmi les logeurs, chargés de transmettre à la police des renseignements sur chaque nouvel occupant, mais aussi parmi les domestiques et les fripiers. Ces précautions ne sauraient étonner, si l’on se souvient, comme l’a démontré Daniel Roche, de la suspicion de principe dont faisaient l’objet les étrangers, venus d’un autre pays mais surtout d’une autre ville du royaume. Et gare à celui qui soulevait l’intérêt de la police ! Louis Sébastien Mercier a livré un tableau particulièrement saisissant de la manière dont les « mouches », informateurs de la Lieutenance, prenaient en filature les individus jugés dignes d’intérêt :
« Quand un homme est signalé, il ne peut plus faire un pas sans être suivi ; livré aux mouches, il a beau modérer sa marche ou l’accélérer, un œil sûr et infatigable l’environne & ne l’abandonne point. Il est reconduit tous les soirs chez lui. Quelquefois, pour se dérober, il entre dans une porte cochère ; & quand il sort, il voit un homme qui rentre. Il croit alors avoir mis en défaut les mouches ; il en a six au lieu d’une. […]
Un étranger s’étant aperçu que des mouches passaient successivement devant lui, & le signalaient, tira de sa poche son adresse, & la leur donna. Très bien ! dit l’un ; mais vous déménagez après-demain. Cela était vrai ».
Quelles violences policières ?
La police du siècle des Lumières était-elle violente ? De même qu’aujourd’hui Emmanuel Macron « récuse le terme de violences policières », ce terme ne figurait pas dans les archives de la police du XVIIIème siècle, si ce n’est pour caractériser les méfaits de la population à l’égard des agents eux-mêmes. Au contraire, le discours de l’institution sur elle-même défendait bien plutôt l’idée d’une police créatrice du « bel ordre duquel dépend le bonheur des États », selon la formule du commissaire du Châtelet Nicolas de La Mare, auteur en 1707 du premier Traité de la Police de l’histoire de la France moderne.
La violence policière visait en priorité les femmes, considérées par nature comme susceptibles de succomber au péché à tout moment, de provoquer des disettes par leurs comportements économiques irrationnels – alors même qu’elles étaient de facto en charge des achats et de l’ordre économique domestique – et de se livrer à la prostitution.
De même, des flots de littérature ont consacré les mendiants et autres vagabonds comme les « classes dangereuses » du siècle. Turmeau de la Morandière, dans son ouvrage Police sur les mendiants de 1764, les érigeait ainsi en « sujets dangereux et infâmes », « vermines dévorantes », « fainéante canaille » et « membres gangrénés ».
Les moyens d’action de la police relevaient à leur encontre d’un exercice objectif de la contrainte et de la violence. Celle-ci prenait plusieurs formes, à commencer par les « enlèvements » largement mis en scène par la littérature et l’iconographie du siècle. Mendiants et prostituées se voyaient ainsi placés en maisons de correction, soumis à un rude travail dont on postulait les vertus moralisantes, lorsqu’ils n’étaient pas exposés publiquement, à la vue de tous, dans des poses humiliantes. L’historien Nicolas Vidoni rapporte ainsi le cas d’une femme de Montpellier « condamnée pour mauvaise vie » le 7 mars 1722 et « exposée deux heures sur un cheval de bois, affublée d’un cabas et de plumes sur la tête, puis bannie ».
En dépit de l’encadrement croissant des pratiques policières, force est d’observer que rien n’empêchait les agents des commissaires d’insulter et menacer les personnes arrêtées, à l’instar de l’employé de la Ferme générale Jean-Baptiste Pinchon, discrètement injurié par les soldats du guet qui se saisissaient de lui, le traitant de « gueux » et de « rat de cave ». Pis encore : la « bavure » n’était jamais loin. Le 31 janvier 1749, alors que la patrouille escortait trois hommes arrêtés dans un quartier célèbre pour ses tavernes, l’un des agents tira son épée et en frappa mortellement l’un des suspects !
« Police partout, justice nulle part » (Victor Hugo) ?
Divers dispositifs avaient pourtant pour fonction de « policer la police ». En octobre 1750, un agent de police accusé d’avoir souffleté un homme dans le cadre d’une altercation fut rappelé à l’ordre par l’inspecteur Poussot, qui rapporta : « j’ai grondé le Sieur Ferry un peu aigrement en lui disant qu’il fallait éviter de pareilles scènes et que la première force que nous devions employer était la douceur et la raison ». Le Parlement de Paris entra même en conflit à plusieurs reprises avec le lieutenant général de police relativement à des arrestations abusives. Enfin, la justice faisait parfois office de « police des polices » : nous connaissons ainsi, hors de France, le cas d’un policier de quartier (alcalde de barrio) de Mexico mis en accusation et effectivement condamné en juillet 1797 pour avoir incarcéré contre rançon des jeunes adolescents, des couples, des vagabonds, des travailleurs, tout en soudoyant les gardes qui s’en offusquaient ! Dans l’ensemble, force est de reconnaître, contre la « légende noire » d’une police d’Ancien Régime toute-puissante et corrompue, que cette institution connut bien souvent des débuts délicats, avant que d’importants efforts ne viennent effectivement encadrer son action. Les commissaires de police, titulaires d’une charge d’élite et très attachés à leur propre respectabilité, se montraient intraitables sur le respect des procédures judiciaires lorsque les affaires parvenaient jusqu’à eux. À l’échelon inférieur, les inspecteurs se faisaient une interprétation plus libre des formes du droit, mais leur corps se professionnalisa malgré tout, sous l’effet de processus de sélection et d’encadrement plus drastiques. Quant aux espions et autres informateurs, les autorités policières prenaient soin d’écarter, voire d’enfermer, leurs représentants les plus turbulents ou malhonnêtes.
Ces précautions représentaient cependant peu de choses face à l’arbitraire policier que les philosophes des Lumières se montaient toujours plus unanimes à dénoncer. Deux éléments doivent ici être soulignés. Tout d’abord, en écho à des dynamiques qui nous sont familières, les agents de la police étaient intimement convaincus du laxisme des tribunaux, et par suite de la nécessité d’exercer eux-mêmes leurs prérogatives de justice civile et criminelle, qui leur permettaient (en l’absence de cloisonnement étanche entre police et justice) de prononcer des condamnations ou des emprisonnements. Déborah Cohen a extirpé des archives de la Bastille une déposition de 1723 contre le charbonnier Claude Charles, Parisien de 20 ans, accusé de vol. Craignant que ce « filou de profession » ne soit condamné « qu’au fouet fleurdelisé et au bannissement », ce qui lui semblait une peine trop douce, l’agent Malinvoire estima nécessaire de « débarrasser le public de ce voleur » et, à cette fin, « de le faire conduire à l’hôpital après son jugement et de là aux Colonies », sans s’embarrasser d’un procès auprès de la juridiction ordinaire de Paris !
Ensuite, et c’est là l’essentiel, les agents de la Lieutenance eux-mêmes exposaient dans les termes les plus transparents leur négligence des procédures établies, notamment dans le cadre des enlèvements de suspects. Contrairement à la « prise de corps », encadrée par les normes de la procédure pénale et criminelle, l’enlèvement de police présentait selon l’historien Vincent Milliot tous les caractères d’un « internement administratif sans jugement », synonyme d’un « arbitraire sans frein ».
L’argumentaire formulé en août 1775 par des inspecteurs à l’intention du Lieutenant général de police Joseph d’Albert, nouvellement nommé, affirmait sans fard l’existence d’un régime d’arrestations sans fondements, sans preuves, sans témoignages, simplement fondé sur les suspicions et le bon sens des agents :
« Ils arrêtent non seulement tous les particuliers prévenus de crimes dont il est possible d’acquérir les preuves juridiques […] ; mais encore ceux qui ne sont que des suspects, soit qu’ils aient essuyé un procès criminel même sans condamnation, soit qu’ils n’aient été qu’accusés, ou soupçonnés quoi qu’ils ne puissent être convaincus ; ainsi que ceux qui, sans domicile, et sans état, connus pour de mauvais sujets, se trouvent saisis d’effets qui par leur valeur ou leur nature ne paraissent devoir leur appartenir licitement, quoique cependant on n’ait point de déclaration qui indique qu’ils aient été volés ».
Selon la conclusion formulée par Déborah Cohen, c’est précisément ici que résidait le contraste fondamental entre les institutions de police et les agents de la justice : « le jugement de la justice devait être fondé par un savoir clair et démontrable, la police agit sans nécessairement être en possession d’un savoir précis d’ordre factuel ».
« Tout le monde déteste la police » ?
Ce régime d’arbitraire couplé avec la forte dimension de classe des pratiques policières explique leur perception contrastée du côté des populations urbaines. D’un côté, plusieurs épisodes témoignent du soutien (symbolique, voir physique) apporté par les élites des quartiers riches à l’action de la police envers les mendiants ou les voleurs. Plus largement, Justine Berlière a montré, à partir des minutes de quatre commissaires du Châtelet actifs entre 1751 et 1791 (Pierre et son fils Jean-Marie Chénon, Louis Cadot, et Hubert Mutuel), la popularité des fonctions de gestion urbaine prises en charge par la police au niveau de l’éclairage et de la propreté des rues, de la circulation et de la prévention des incendies. Les commissaires jouaient par ailleurs un rôle d’intermédiaire au carrefour de la police, de la justice, et des populations locales. D’où leur position d’interlocuteurs directs des Parisiens qui s’adressaient à eux pour leurs problèmes les plus divers : insultes et violences, exécution d’ordonnances, inventaires de succession, mise sous tutelle, pose de scellées, ouverture de portes pour les propriétaires, ou encore enlèvements de police à la demande des familles elles-mêmes. Les rapports des populations aux différents agents de la police dépendaient ainsi largement de leur statut et de leurs fonctions (les commissaires étant plus appréciés et respectés que les inspecteurs et les mouchards, généralement abhorrés), de leur réputation, ainsi que de leur personnalité et de leur comportement individuels.
D’autres sources permettent en revanche d’observer la capacité du peuple des villes à faire corps et lutter contre la répression des siens. Fait remarquable, ces manifestations de solidarité se produisirent notamment en défense des éléments les plus marginaux des catégories populaires, dont on aurait pu attendre au contraire une réaction de distanciation : bien au contraire, il n’était pas rare de voir les travailleurs des faubourgs prendre le parti d’une prostituée ou d’un mendiant rudoyés par la police. En 1748, une « fille de joie » du Pont-au-Change en passe d’être arrêtée par la patrouille appela au secours ; ses cris furent portés par des commerçants jusqu’à soulever toute la population alentour, liguée contre les officiers de police qui reçurent bientôt par les fenêtres toute sorte d’objets : certains « des bouteilles, pots de chambre, d’autres ce qui était dedans, terrines et marmites » ! Dans le même ordre d’idées, en septembre 1765, trois archers de l’Hôpital se plaignirent au commissaire Chenon des insultes et résistances quotidiennes que leur opposaient les artisans et marchands à l’occasion des arrestations de mendiants et de vagabonds – à commencer par un épicier de la rue des Lombards qui les avait menacés de les rosser à coups de barre de fer s’ils ne laissaient pas aller en paix deux mendiantes du quartier. Comme l’écrit Arlette Farge, commentant ces épisodes, ces « exclus » et « marginaux » apparaissaient en définitive moins « marginaux » à la population locale que les « chasse-gueux », détestés de tous, « contraints de raser les murs et de quémander l’intervention du commissaire ».
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Le développement de la police s’inscrit dans une dynamique de modernisation de l’ordre urbain, et témoigne des progrès de la rationalisation des pratiques et des carrières administratives au XVIIIème siècle. Certains agents exerçaient leurs fonctions au plus près des populations, incarnant alors une forme de « police de proximité » vouée à la gestion des conflits et difficultés du quotidien, et jouissant de ce fait d’une réputation d’efficacité et de disponibilité auprès des populations. Ces tendances s’accompagnaient toutefois de manifestations brutales ou arbitraires, auxquelles l’institution policière se sentait d’autant plus autorisée qu’elle se voulait chargée d’une mission de civilisation de la société tout entière. Le caractère discriminatoire de ce projet civilisateur ne manqua pas de provoquer de périodiques soubresauts de solidarité de la part des catégories populaires vis-à-vis des marginaux réprimés par la force policière. Ces résistances étaient appelées à prendre une tournure politique lors des crises les plus graves que furent notamment l’année 1750, marquée par des enlèvements de police en cascade et autant d’émeutes, ou encore l’année 1788, qui connut à nouveau un déferlement d’actions anti-policières, à la veille du grand bouleversement révolutionnaire.
Guillaume Lancereau.
Aller plus loin
Justine Berlière, Policer Paris au siècle des Lumières. Les commissaires du quartier du Louvre dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, Paris, École des chartes, 2012.
Marco Cicchini & Vincent Denis (dir.), Le nœud gordien. Police et justice des Lumières à l’État libéral (1750-1850), Chêne-Bourg, Georg, 2017.
Déborah Cohen, « Savoir pragmatique de la police et preuves formelles de la justice : deux modes d’appréhension du crime dans le Paris du XVIIIème siècle », Crime, Histoire & Sociétés, vol. 12, n°1, 2008, p. 5-23.
Rachel Couture, « Inspirer la crainte, le respect et l’amour du public ». Les inspecteurs de police parisiens, 1740-1789, thèse de doctorat d’histoire, sous la dir. de Pascal Bastien & Vincent Milliot, Université de Caen et Université du Québec à Montréal, 2013.
Catherine Denis, Brigitte Marin & Vincent Milliot (dir.), Réformer la police. Les mémoires policiers en Europe au XVIIIème siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
Nicole Dyonet, Nicolas Delamare théoricien de la police, Paris, Classiques Garnier, 2017.
Arlette Farge, « Les théâtres de la violence à Paris au XVIIIème siècle », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 34ème année, n°5, 1979, p. 984-1015.
Vincent Milliot, « L’admirable police ». Tenir Paris au Siècle des Lumières, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2016.
Paolo Napoli, Naissance de la police moderne. Pouvoirs, normes, société, Paris, La Découverte, 2003.
Christian Romon, « Mendiants et policiers à Paris au XVIIIème siècle », Histoire, économie et société, 1ère année, n°2, 1982, p. 259-295.
Nicolas Vidoni, « Une “police des Lumières” ? La “violence” des agents de police à Paris au milieu du XVIIIème siècle », Rives méditerranéennes, n°40, 2011, p. 43-65.
Nicolas Vidoni, La police des Lumières. XVIIème-XVIIIème siècle, Paris, Perrin, 2018.
Alan Williams, The Police of Paris, 1718-1789, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1979.